Traite des blanches au XX°siècle

, par Jean-Claude THIODET

Edition du 22 Juillet 2007

Quand la traite des Blanches passait par Port-Vendres

De la gare de Perpignan jusqu’aux bordels d’Alger : voici l’une des enquêtes les plus étonnantes menée avant guerre par la Brigade du Tigre de Montpellier.Un étonnant voyage au cœur de ce que l’on appelait alors la traite des Blanches.

Gare de Perpignan, 20 avril 1913, 8 h 30. Le commissaire Degoutte et trois inspecteurs de la Brigade du Tigre de Montpellier, tous en civil, sont aux aguets. Leur cible : un sexagénaire accompagné de deux jeunes filles, qui prend des billets de train pour Port-Vendres. A l’arrivée, il laisse les voyageuses à l’hôtel des Paquebots, et va à la poste télégraphier à Mme Maria, rue Caftan à Alger. Un seul mot : « J’arrive ». Les policiers passent à l’action : l’homme est arrêté, le télégramme saisi, les filles interrogées.

Et elles racontent. Juliette, 17 ans, vient de la place du Puig, à Perpignan. « Avec mes parents, je travaillais la terre, puis je fus employée comme domestique. » C’est là qu’elle a connu celui qui la conduit au bateau pour l’Algérie. « Avec sa femme, ils me persuadèrent d’aller à Alger pour y être employée comme domestique et me livrer à la prostitution. Ils firent si bien, en me faisant entrevoir que je gagnerai beaucoup d’argent, que je consentis. »

Celle qui l’accompagne, Marie, 17 ans, dit la même histoire. Élevée au couvent de la Miséricorde de Perpignan, jusqu’à ses quinze ans, elle devient ensuite bonne dans un café de Millas, tenu par un couple. « Ils m’avaient fait connaître que je devais me livrer chez eux à la prostitution. Chaque jour, je faisais environ une passe, le prix était payé directement au patron, je ne voyais pas un sou. » Elle trouve un autre café, où elle touche 0,50F par client, puis rencontre Juliette, une semaine plus tôt, et accepte de tenter avec elle l’aventure algérienne.

Le sexagénaire nie, puis finit par confirmer les déclarations des filles. Hormis un détail sur Juliette, « en ce sens que dimanche dernier je l’ai emmenée à Port-Vendres pour la faire embarquer mais elle s’est cachée au moment du départ du bateau et j’ai dû remettre ce voyage à aujourd’hui. »

Nourrie d’autres témoignages, dont celui d’un marin du Marsa, le paquebot pour Alger, (lire ci-dessous), l’enquête passe à une seconde phase. A Paris, Jules Sébille, le patron de toutes les Brigades du Tigre, suit personnellement le dossier. Et le commissaire Robert, de la Brigade du Tigre de Montpellier traverse la Méditerranée. En mai 1913, il débarque à Alger. Il y monte une vaste opération de police. Le 27 mai, cinq perquisitions simultanées sont menées aux Hirondelles, à l’hôtel des Voyageurs, à la Dame de Pique, au Palmier et à la Lune.

Les policiers y découvrent une vingtaine de mineures, et d’autres femmes, majeures, mais contraintes de se prostituer. Estreilla, 19 ans, a été amenée d’Espagne deux mois plus tôt. « Je devais y gagner ma vie honnêtement, mais j’ai été livrée au débarquement à une maison de tolérance. Quand j’ai voulu partir, le patron m’a menacé de coups de rasoir si je n’y faisais pas un stage de six mois. » Jeanne, 38 ans, qui s’est prostituée depuis sept ans à Montpellier, Nice et Sète, a été engagée dans ce bordel algérien par la tenancière d’un meublé proche de la gare de Montpellier, « une ancienne écuyère, boiteuse ». Antoinette, 27 ans, explique que le patron lui a « déclaré qu’il me ferait couper la figure si j’essayais de partir. »

Quatre tenanciers de maisons closes seront écroués, tandis que les policiers relâchent les filles, en leur rappelant qu’elles sont libres de ne pas retourner y travailler. « L’arrivée à la Sûreté de tout ce bataillon de femmes, les unes en toilettes tapageuses, les autres en cheveux, avait provoqué dans la rue de Tanger, ainsi que leur départ, un mouvement de vive curiosité », relève le journal local. Mais au-delà du folklore, c’est bien une organisation criminelle structurée qui a été démantelée, comme le souligne le commissaire Robert.

« Nous sommes en présence d’une vaste association de trafiquants, qui, depuis de longues années impunément embauchent ou font embaucher en France et à l’étranger, des filles mineures qu’ils livrent à la prostitution, pour les remettre, lorsqu’elles ont cessé de plaire à la clientèle, à d’autres trafiquants. » Puis il conclut : « L’enquête nous a fait connaître que les tenanciers des maisons closes d’Algérie forment en quelque sorte une vaste famille vivant très largement de la prostitution des pensionnaires qu’ils embauchent, alors que celles-ci vivent chichement des pourboires des clients. L’examen des livres de compte montre qu’elles rapportent chacune 50 000 F par an, et chaque sujet rapporte à l’embaucheur de 100 F à 500 F. »

Signe des temps ou pas, les sanctions prononcées par le tribunal contre ce réseau de traite des Blanches semblent bien dérisoires : les souteneurs les plus impliqués écoperont d’une peine de quatre mois de prison ferme, et de 1000 F d’amende.
François BARRÈRE