LE GRAND DEPART

, par Renée

Depuis le début de l’année 1962, bien que j’étais petite, à peine 6ans, je sentais "dans l’air" comme une effervescence, mais vu mon jeune âge je ne savais pas quoi. Nous habitions au 2, rue de la Bruyère à ORAN, une petite rue bordée de constructions, et donnant sur le bd Gambetta,une jolie maison construite des mains de mon père et de ma mère.

Mon père travaillait pour le CFA d’Oran (qui est la SNCF en métropole), et ma mère était mère au foyer. Nous étions six enfants, 5 filles et un garçon.

La guerre faisait rage sur l’Algérie, et nous en souffrions terriblement. Nous dormions tous les soirs, blottis tous ensemble sur un matelas jeté à même le sol, car les balles ricochaient sur les murs de la maison. Pour les repas, c’étaient pareil : nous mangions assis par terre, sous la fenêtre, car étant donné la chaleur, ils fallaient aérer, et les balles sifflaient toujours autant.

Je voyais trés peu mon père, je l’entendais furtivement le soir qui parlait avec d’autres hommes dans la cuisine. Je sais qu’il a fait partie de l’O.A.S., mais bien plus tard quand j’ai su comprendre "cette guerre". J’entendais à la tombée de la nuit, les sirènes puis les bombes qui tombaient sur Oran, les tirs de mitraillettes, les avions qui tournaient au-dessus de la maison. J’ai cette vision aussi, terrible, de la maison face à la nôtre, détruite par une bombe et dont il ne restait que l’escalier, avec tout en haut la propriétaire, et sous les décombres, le reste de sa famille.

Malgré tout celà, nous allions à l’école chaque matin, la peur au ventre, mais il fallait montrer que nous étions courageux et défendre cette terre qui nous appartenait, car après tout, mes arrières grands-parents avaient émigrés d’Espagne, et avaient travaillés cette terre avec rage pour qu’elle devienne florissante. Ils avaient construit une usine à bouchons sur Relizanne, fait fructifier des champs d’arbres fruitiers, et ce n’est pas maintenant qu’il fallait renoncer à tout celà.
Nos allers à l’école étaient trés problématiques, car des tirs aériens survenaient même la journée. Combien de fois ai-je atterri dans un fossé, lancée par un accompagnateur qui lui était à l’écoute de ces avions, et dont nous, jeunes enfants insouciants et totalement ignorants du risque que nous prenions, gambadions ici et là sans se soucier de "la-haut".

Pourquoi sommes-nous restés dans les derniers à partir, pourquoi nos parents ont-ils pris tant de risques pour leurs six jeunes enfants ? Pour plusieurs raisons : déjà mon papa étant fonctionnaire de l’Etat, son devoir était de rester pour défendre son pays. Puis (c’est ma maman qui me l’a expliqué plus tard...), il a toujours cru que l’Algérie resterait française. Sa maison aussi qu’il avait construite, il y tenait beaucoup. Quand les évènements se sont précipités, je me souviens du dernier jour, celui du "grand départ" vers cette métropole qui devait nous recevoir, mais qui ne le voulait pas !!!
Ce jour là, je me rappelle que ma maman nous avait demandé de nous habiller, de venir avec elle dans le jardin, et nous a fait asseoir sur la bordure fleurie, et d’être bien sages en attendant qu’elle finisse "d’étendre le linge". Elle, aussi, était habillée comme si nous partions pour un grand voyage, mais là encore, je ne comprenais rien. Puis soudain, le crissement d’une voiture où on avait juché un matelas (pour nous protéger des balles, je l’ai su aussi plus tard). On nous a fait courir, monter dans ce véhicule, ma mère en pleurs avec ma petite soeur Thérèse d’un an sur ses genoux et nous, nous nous sommes tassés à l’arrière. Resté, seul, notre chien TIRLI nous regardait de ses grands yeux sombres. Mon père conduisait, sans un mot.

Nous sommes arrivés sur le quai du port d’Oran, on nous a bousculé, partout des gens pleuraient, mais je ne comprenais toujours pas pourquoi ... On nous a fait monter sur un grand bateau baptisé "LE NAPOLEON", installés tous les cinq sur une chaise longue, imbriqués les uns dans les autres pour ne pas gaspiller de place... ma mère sur une chaise avec ma plus jeune soeur. A côté de nous, mes deux autres tantes avec leurs enfants respectifs. Mon père était en train de faire "la queue" pour obtenir un biberon de lait pour Thérèse.... Ma mère avait un grand sac avec elle, le seul bagage qu’elle a emmené. Puis, le départ s’est fait pressant, nous avons dû dire "au-revoir" à notre père, qui lui devait encore rester sur place.

De la traversée, je ne me souviens pas beaucoup, seulement la disparition "temporaire" de mon jeune frère Jean-Louis, qui du haut de ses quatre ans avait échappé à la surveillance de ma mère et avait été recueilli par un marin. Lorsqu’il l’a ramené à ma mère, pour la faire sourire, lui avait dit : "il serait devenu un beau petit mousse".

Puis ce fut l’arrivée : le port de TOULON. La bousculade de nouveau, le transfert vers la gare de cette même ville : direction CREIL dans l’Oise où nous attendait la jeune soeur de ma mère, mariée à un "patos" et qui avait quitté l’Algérie depuis longtemps. Ce fut la traversée, par train, qui fut le plus difficile pour ma mère. Comment tenir six jeunes enfants, sans nourriture et eau, avec un seul vêtement sur le corps depuis deux jours, au milieu de cette cohue qui se bousculait pour prendre place dans le train. Ma mère fut secourue par la CROIX ROUGE et prise en charge ainsi que mes deux tantes. On nous mit tous dans un même wagon, avec une bouteille d’eau et une couverture par famille. Pendant la traversée de la France, à l’arrêt dans certaines gares de grandes villes, des gens montaient en vitesse dans le train et distribuaient de la nourriture. Ma soeur a pu prendre du lait, et nous grignoter.

Puis on arriva à destination et nous allions vivre à 20 personnnes dans un F4, pendant quelques mois. Quand mon père a pu nous rejoindre, il a pu obtenir un logement dans la "grande cité dortoir" construite en vitesse par l’ETAT pour la ruée des colons, ces Pieds-Noirs : SARCELLES.

J’allais passer dix ans de ma vie dans cette ville. Nous avons mangé pendant des mois sur une valise en guise de table, couchés à même le sol sur des couvertures jusqu’à ce que la Mairie distribue des vêtements, meubles... à ces gens là.

Puis deux ans après, sont nés en France, mes deux frères jumeaux !!! Mon père avait réussi sa carrière professionnelle, mais avait voulu rester dans ces HLM de SARCELLES, car nous étions comme dans un "ghetto", nous nous sentions protégés car entourés de pieds-noirs. Mon père avait toujours, en sa possession, le billet de retour...

Mais le retour n’a jamais pu se faire !!! Mon père, après deux infarctus, avait compris qu’il ne reverrait plus sa terre natale. Il s’est retiré dans l’Hérault, et s’est laissé "mourir". Il est décédé à 53ans, le jour de la Fête des Pères, sans un mot, sans un cri, dans un silence sans que nous le pressentions...

Voilà mon histoire...Trés émouvante, mais pour moi, c’est comme si celà s’était passé hier .....

RENEE