LE 8 NOVEMBRE 1942
Il faisait encore assez beau ce jour là à Alger, en dépit de l’automne qui tirait vers sa fin, il y avait sur la ville un beau ciel bleu dans lequel naviguaient quelques vagues petits nuages blancs vaporeux, poussés vers les collines par le vent de la mer. La veille, dans l’après midi, avant de monter dans le train à Maison-Carrée, ma mère avait bien recommandé à Mohammed notre conducteur, de venir nous rechercher le lendemain 8 novembre vers 16 heures à la Gare de Maison-Carrée, ville d’importance moyenne mais trés vivante, active administrativement, avec de grandes écoles, mais aussi commercialement réputée pour son Marché qui se tenait sur plusieurs hectares au milieu de la ville, une fois par semaine ; immense marché d’agrumes, de légumes, de céréales, de graines et de plants, d’ustensiles ménagers, d’outils agricoles et de bestiaux, chevaux, moutons, boeufs et vâches, mulets, ânes etc... mais encore de toutes sortes de produits industriels, chaudrons, fûts, lessiveuses à cheminées, sans compter les produits d’alimentation de grande consommation,jarres d’huile d’olive, montagnes de couscous, semoules,sacs de farine, de pois-chiche et légumes secs de toutes sortes, figues, dattes et fruits secs,le tout soigneusement présenté sur des nattes d’alpha, tressées en forme de grand paillasson rond, à côté desquels se tenaient les marchands, des arabes,des kabyles, des mozabites, des maltais, des touaregs, bref tous ces marchands méditerranéens, as du commerce depuis l’antiquité, que les colons, agriculteurs et viticulteurs, ou encore maraichers, connaissaient bien et avec lesquels selon les coutumes, ils négociaient et marchandaient les prix adroitement, avant de toper l’accord final.
De la Gare de Maison-carrée jusqu’à la Gare de l’Agha à Alger, le trajet ferroviaire n’était pas très long ; on passait par le quartier de l’Oued Smar, un fleuve dans lequel les industries avoisinantes déversaient des eaux usées et lorsque le train passait à cet endroit on reconnaissait ce site à sa mauvaise odeur de fumier des villes en cours d’incinération dans une usine : Tiens, on est déjà à l’Oued Smar, Hussein Dey n’était plus très loin !... on passait ensuite par le quartier de la Glacière et en effet Hussein-dey soudainement défilait sous nos yeux et tout aussitôt, à la limite de cette petite agglomération se profilait à gauche le quartier des Champs de Manoeuvres, à droite la Méditerranée, et enfin nous arrivions à Alger à la Gare de l’Agha, à proximité immédiate du Port d’Alger dans lequel d’immenses navires se trouvait en cours de chargement par les dokers, à proximité du quartier de la pêcherie, qui se trouvait en contre bas de la Place du Gouvernement et un peu plus loin du Square Bresson et de l’Opéra d’Alger.
Nous étions donc arrivés à Alger le 7 novembre 1942 vers la fin de l’après midi, ma mère, mes frères et moi-même, et nous nous étions rendus immédiatement , comme de coutume, chez ma tante Joséphine née Romano, épouse de Gabriel Maugez, l’un des frères de ma mère. Ma tante et ma mère se recevaient réciproquement avec plaisir, et nous les enfants nous étions ravis de nous retrouver ensembles cousines et cousins, célébrant nos retrouvailles, en nous livrant à des séances sans fin de nos jeux favoris, assorties de taquineries et de fous rires. Pendant ce temps nos mères, tout en préparant le repas du soir, se racontaient tout ce qui s’était passé dans nos familles depuis leur dernière entrevue. Dans ces moments-là on parlait beaucoup de mon oncle Georges Maugez que ma mère avait élévé, étant son aînée de vingt ans,à l’époque prisonnier de guerre en Allemagne. Vers le soir mon oncle Gabriel, mobilisé sur place comme mon père(pères de famille nombreuse et de plus approchant de leur cinquantaine), rentrait pour dîner en famille et pour tous c’était une parenthèse de joie. Les Maugez étaient unis et une grande affection régnait entre le frère et la soeur et bien entendu à ma tante Joséphine partageait cet affection.
Nous devions le lendemain matin faire les magasins avec ma mère qui nous avait amené avec elle à Alger cette fois pour nous acheter nos trousseaux d’hiver et quelques affaires d’école. Nous devions aller notamment à la Librairie située au-delà du Boulevard Baudin, dans une grande rue dont je ne souviens plus du nom, tenue par des cousines très âgées de ma grand-mère et de là ensuite nous rendre aux Galeries de France, rue d’Isly.
Le lendemain matin 8 novembre 1942, vers les 10 heures du matin, ma mère nous conduisit effectivement à la Librairie ; après les salutations d’usages et les échanges de nouvelles avec ces deux honorables dames en chignons blancs et robes noires (elles étaient veuves), ma mère acheta des cahiers, buvards, gommes, crayons, porte-plumes et plumes sergent-major en acier bleuté, encre, etc...tous matériels destinés à nous permettre de faire nos devoirs à la maison, et en passant je dois dire que je me souviens encore de l’odeur de l’encre violette dans son encrier de porcelaine blanche, de la souplesse et du mordant de la plume sergent-major pour les pleins et les déliés.... rien à voir avec les stylo "bic" ; puis elle décida de nous conduire aux Galeries de France pour "nous habiller pour l’hiver". Ce grand magasin, qui faisait les délices des dames avant la guerre, essayait de tenir le coup en offrant quelques produits parsemés ça et là sur ses somptueux comptoirs qui fleuraient bon l’encaustique. Nous subissions en effet en Algérie les mêmes pénuries et les mêmes restrictions qu’en France métropolitaine, et nous survivions grâce au jardin et à la basse-cour.Pour les vêtements c’était une toute autre histoire, il fallait faire des pieds et des mains pour trouver un bout de tissu, trouver du fil pour coudre des vêtements, quand aux chaussures, n’en parlons pas, elles étaient pratiquement introuvables et je me souviens que dans la cour de notre école une de mes camarades n’hésitaient pas à crier très fort en direction de son jeune frère qui courait dans la cour des garçons, mitoyenne de la nôtre, "Arthur...Arthur arrête, arrête, n’use pas tes chaussures...!".
Les Galeries de France était le lieu où se rencontraient presque toutes les dames de la ville, des villages et des campagnes, elles se connaissaient presque toutes entre elles, liens d’enfance ou de familles, amitiés personnelles ou familiales, et c’était là l’occasion d’échanger des nouvelles, d’apprendre les fiancailles, les mariages projetés, les toutes récentes ou futures naissances ou autres évènements familiaux non encore publiés par l’Echo d’Alger, et de donner ou de recueillir toutes autres sortes d’informations sur les épidémies, les maladies, les récoltes, l’invasion redoutée des sauterelles, le dernier sirocco de l’été, les cultures ravagées par la grêle du dernier printemps, les attaques de ferme, les nouveautés de la ville et des villages et surtout en cette période, on parlair aussi de la guerre. C’était aussi l’occasion de lancer des invitations : venez donc passer quelques jours à la ferme.... ou bien : venez donc passer un dimanche chez nous à El-Biar, ou à Guyotville, ou à Rouïba.... etc...etc.. ces dames s’invitaient entre elles. On s’attardait volontiers dans ce Grand Magasin où se trouvait installé au premier étage un élégant salon de thé et on y perdait beaucoup de temps, tout en faisant des courses. Toutefois après avoir sacrifié à tous ces rites d’usages conviviaux, ma mère avait pu enfin choisir très minutieusement ses emplettes et les terminer ; elle avait beaucoup de goût et en cette période de pénurie où les Galeries de France n’offrait pas un large choix, je pense que celà n’avait pas dû se faire sans difficultés. Il était donc temps vers la fin de la matinée avancée d’aller nous restaurer et de nous promener un peu pour nous diriger vers la Rue Michelet, pour ensuite redescendre vers la mer et la Gare, en passant devant la Grande poste et en prenant ensuite les boulevards du front de mer, c’était en tout cas le projet que nous avait présenté ma mère. A l’issue de cette promenade il était prévu que nous reprendrions le train pour rejoindre Maison-Carrée, où en principe Mohamed notre conducteur nous attendrait à la Gare, avec la voiture attelée de Bibi, puisqu’en cette période de guerre les restrictions d’essence ne nous permettaient pas d’utiliser une voiture automobile.
Ma mère toutefois paraissait inquiète ; j’avais remarqué la veille au soir qu’elle avait parlé longuement et sérieusement avec sa belle-soeur et son frère (tous trois en baissant la voix pour que les enfants qui allaient et venaient n’entendent pas) de la guerre, des allemands, des italiens, des américains, des anglais, de la France Libre, des Généraux Giraud, Juin, Leclerc, de Darlan, du Maréchal Pétain et du Général de Gaulle etc... mais j’étais encore trop jeune (8 ans) pour saisir ce qu’ils disaient. Il était question d’un débarquement des alliés dans les prochains jours et c’est pourquoi ma mère affirmait, "je suis venue assez vite, avant que ça n’arrive, ainsi je serai tranquille pour les enfants cet hiver", ce qui voulait dire qu’elle devait faire ses courses et que nous ne reviendrions plus à Alger avant les vacances de Pâques de l’année suivante.
Finalement alors que nous venions de sortir des Galeries de France, prêt à aller nous promener, une grande agitation se présenta à nos yeux, des passants couraient dans tous les sens en criant " ..Les Américains ont débarqués... Les Américains ont débarqués.... Il faut tout de suite rentrer chez nous, il risque d’y avoir du danger... Les Allemands vont venir bombarder Alger où vont faire sauter l’Arsenal..." Tout le monde dans la rue courait d’un côté et de l’autre.Les uns manifestaient leur joie, d’autres leur peur. Ma mère nous demanda de lui tenir ses mains et décida très vite en observant l’agitation de la rue "le mieux que nous avons à faire c’est de rester ici à Alger chez mon frère Gabriel, nous ne pouvons pas rentrer, les trains ne doivent pas circuler, c’est trop dangeureux.."Elle n’avait fini sa phrase quand soudain nous vîmes paraître un long défilé de soldats Américains armés de fusils mitrailleurs qui en courant d’une manière souple et sportive prenaient possession des rues et des trottoirs d’Alger. Parmi eux des Américains noirs.Je n’avais jamais vu un homme noir de toute ma courte vie, à part quelques hommes des territoires du sud qui venaient vendre leur dattes au Marché de Maison-Carrée accompagnés de leurs dromadaires ou chameaux, celà faisait une sacrée différence. Je me souviens avoir eu une très grande frayeur en voyant subitement un soldat américain noir coiffé d’un bob blanc, s’approcher de moi en riant avec un sourire éblouissant de blancheur. Je crus voir ma dernière heure arriver et qu’un diable venait de surgir de l’enfer, ou mieux un canibale comme ceux que j’avais pu voir dans un livre d’images anciennes, prêt à me dévorer. Mais ce soldat puisa dans sa poche une poignée de bonbons qu’il me tendit en riant et en me disant très vite des mots dans une langue étrangère que je ne compris pas ; je tremblais de tous mes membres, ma mère me rassura : N’aie pas peur voyons !.. C’est un des soldats américains, ils viennent pour gagner la guerre contre les allemands, ce sont nos alliés, des soldats américains...! Je ne sais plus si j’ai pris les bonbons, mais je me suis reprise tant bien que mal et j’ai eu le courage de sourire en remerciant, mais l’américain était déjà loin, suivant ses compagnons de combats qui s’éloignaient très vite pour rejoindre des points stratégiques dans la ville. Des camions militaires et des Jeeps s’avançaient progressivement dans les rues, et de ces véhicules les soldats américains saluaient la foule, en faisant le signe de la victoire, rendu célèbre par Churchill. Mais l’atmosphère était particulièrement tendue de part et d’autre.On n’avait pas encore fait connaissance et les deux camps militaires nouvellement débarqués et citadins s’obervaient sans aménité, mais avec une certaine prudence masquée par des visages qui se voulaient souriants, mais qui restaient tendus.
Sur ce, ma mère nous resserra autour d’elle et nous nous frayâmmes un passage dans des mouvements de foule militaires et civils pour arriver chez ma tante Joséphine une demie heure après.Voilà ils sont arrivés, déclara ma tante qui était en train de rassembler des provisions et quelques couvertures, on a reçu des recommandations des autorités de devoir descendre sans plus tarder dans les caves des immeubles, les Allemands pourraient bombarder Alger...il faut nous protéger, il nous faut descendre. Nos mères nous rassemblèrent et tout les habitants des immeubles du quartier descendirent dans les caves en sous-sol pour y installer les femmes, les enfants et les jeunes, avec quelques provisions de nourritures, d’eau, et des couvertures ; les hommes repartirent aussitôt à l’extérieur, dans la ville, pour se rendre utiles. C’est ainsi qu’un groupe d’hommes du quartier, dont mon oncle Gabriel, se rendirent vers la soirée à l’Arsenal qui contenait des tonnes de munitions et de poudres explosives, pour débrancher tous les systèmes électriques et couper les fils et assurer la garde de l’Arsenal, afin que des personnes mal intentionnées ne puisse venir le faire exploser, ce qui aurait pu faire sauter une bonne partie de la Ville. Restait le risque des bombardements allemands, dont l’Etat Major (un petit nombre d’officiers allemands) venait d’être neutralisé par les troupes alliées, d’après les dernières nouvelles qui circulaient. D’autres hommes s’activaient à l’extérieur pour faciliter l’installation des forces alliées. Je parle des patriotes, bien sûr, la majorité d’entre eux.
Le soir du 8 novembre nous étions donc rassemblés dans ces caves, des groupes se constituaient par familles ou par voisins en essayant de s’installer pour la nuit ; de temps en temps un homme surgissait de l’extérieur pour renseigner les groupes : ... ils progressent, ils se mettent en place, ils viennent de prendre tel ou tel bâtiment administratif, telle caserne ; tel dépôt ......ça y est !... nous avons neutralisé l’Arsenal et en assurons la garde... "Ils" bien entendu les Américains et Alliés et "nous" les citadins actifs.
Avec notre mère, notre tante, nos cousines et cousins, nous avons, comme tous ceux qui étaient dans la cave, mangé sur le pouce, et je ne me souviens pas absolument du menu, mais par contre je me souviens que certains groupes avaient réussi a faire chauffer des boîtes de conserves sur un feu de fortune, ce qui fut tout aussitôt interdit par un homme venant de l’extérieur, afin d’éviter tout incendie.
La nuit avançant certaines personnes avaient essayé de s’allonger sur le sol, enveloppées de couvertures, mais personne n’avaient vraiment envie de dormir. Toutes les mamans se parlaient et commentaient les nouvelles que les hommes ramenaient de l’extérieur. Vers le milieux de la nuit une jeune femme, au terme de sa grossesse, ressentit les premières douleurs et manifesta sa souffrance en criant et en se penchant sur son ventre qu’elle soutenait de ses deux mains. Les mamans rassurèrent les enfants tout en les éloignant de la patiente. Immédiatement des femmes averties qui avaient l’habitude d’assister aux accouchements se rapprochèrent de la jeune femme pour l’aider... on envoya chercher un médecin...introuvable ! Sans plus attendre d’autres dames étaient remontées, malgré les interdictions des autorités, dans des appartements, pour rechercher du fil de soie, des ciseaux, du coton, de l’alcool pour désinfecter, des vêtements de bébé, des langes, des draps, des couvertures et des coussins,de l’eau, toutes choses nécessaires à la naissance qui s’annonçait presque immédiate, et dès leur retour s’activèrent pour aider la jeune future mère. Finalement le bébé naquit tout à fait parfaitement, sans aucune complications, et fût reçu comme un prince et applaudi. C’est ainsi que ce bébé citoyen, né dans la nuit suivant le jour du débarquement, passa sa première nuit dans une cave !
Puis le matin arriva, les autorités conseillaient de rester encore dans les caves jusqu’à la mi-journée, les hommes ne cessaient d’aller et venir pour porter les dernières nouvelles et consignes et s’assurer que nous n’étions pas en difficultés. Vers 14 ou 15 heures de l’après-midi du 9 novembre, les gendarmes nous informèrent que les alliés avaient bien les choses en mains, que la sécurité était assurée dans la ville et aux alentours d’Alger et que nous pouvions regagner les appartements, ce qui fût tout aussitôt fait, avec un sortant de plus que ceux qui étaient entrés la veille dans la cave : le bébé !
Une bonne partie de la nuit ma mère s’était morfondue de souci en se demandant ce qui pouvait bien se passer chez nous à la ferme, ou mon père se trouvait seul (les ouvriers habitaient dans le douar voisin d’environ deux kilomètres), et en même temps elle imaginait l’état d’inquiétude dans lequel il devait se trouver pour nous.
Bref nous avons repris le train à la Gare de l’Agha à Alger pour regagner Maison-Carrée. Mohamed nous attendait avec la voiture attelée du fidèle Bibi,lequel s’alimentait dans un petit sac suspendu autour de son cou et rempli de fourrage. Mohammed, depuis notre départ du 7 novembre n’avait pu regagner la Ferme : toutes les routes avaient été coupées ! Je ne sais par quel mystère certaines autorités locales avaient été prévenues à l’avance du débarquement.
Une fois que Bibi eut terminé son casse-croûte, nous reprîmes la route avec impatience. Nous n’avions pas fait deux kilomètres en dehors de Maison-Carrée que nous vîmes apparaître mon père dans sa voiture légère à deux roues, attelée de son cheval préféré, un magnifique pur-sang qui jetait une ombre cruelle sur notre vieux Bibi. Mon père averti de notre retour, impatient de nous revoir et de s’assurer de notre état, avait abandonné provisoirement ses hommes et ses cultures, pour venir à notre rencontre. Ma mère passa dans sa voiture, ils prirent la tête du convoi et je me souviens que le pauvre Bibi eut bien du mal à suivre le rythme. Dans l’ensemble, à part ma peur du soldat américain, nous avions nous les enfants, tout à fait bien résisté aux péripéties du débarquement. Bien entendu si par la suite j’ai pu étudier les circonstances historiques et politiques de cet évènement de la seconde guerre mondiale, j’ai voulu dans ce récit restituer exactement ce qui est resté dans ma mémoire, d’après ce que j’ai vu et et ressenti ce jour là avec mes yeux et mon esprit d’enfant de 8 ans.