L’OCEAN DE MA MEMOIRE

, par Lucienne PONS

L’OCEAN DE MA MEMOIRE


Dans l’océan de ma mémoire,

parfois se dessine lentement

comme des reflets dans un miroir

l’Algérie de nos vingt ans

Dans la jeunesse et l’insouciance

le bleu des vagues nous berçait

avec tendresse, sans expérience

nous laissions le temps passer

Sous le soleil généreux
sous un ciel d’azur enchanteur

nous allions confiants et heureux

en partageant notre bonheur

Nous étions amoureux de tout

du ciel, de la nature, des fleurs

nous ne savions pas que des loups

dans l’ombre préparaient la terreur


Et puis soudain ce fût l’orage

qui devait détruire nos bonheurs

et les meurtrir dans le naufrage

du beau pays de nos malheurs

En Algérie des hommes en armes

s’affrontaient la nuit et le jour

ce fût la guerre, le temps des larmes

mêlé au temps de l’amour

Dans le djebel des embuscades
entâchaient la terre de sang

par armes blanches ou fusillades

la mort frappait des innocents

leurs corps gisaient dans la poussière

horriblement mutilés

accompagnées de nos prières

leurs âmes au ciel s’envolaient


Le bruit des tam-tam en colère

appelait des rebelles au combat

excités par les you-yous amers

des femmes voilées de la casbah

Dans les villes ils posaient des bombes

qui faisaient tomber des maisons

et provoquaient des hécatombes

sans aucune valable raison

Hélas c’est la loi de la guerre
il faut mourir ou gagner

la défense fût nécessaire

nous dûmes nous y résigner

en punition de leurs crimes

des rebelles furent chatiés

pas autant que nos victimes

au nom de notre humanité


Toujours animés d’espérance

aucune haine, nulle peur

dans notre pays de naissance

ne venait troubler nos coeurs,

ce furent l’espoir et la confiance

qui tissèrent la trame du temps

de ces longs jours de souffrances

qui devaient durer sept ans

Tous les civils désarmés

s’en remettaient aux militaires

avec honneur on proclamait

la légitimité de la guerre

Dans les grandes manifestations

on scandait"Algérie Française"

puis on chantait à l’unisson

notre hymne "La Marseillaise"


Des barricades s’érigeaient

nous protestions à juste raison

contre les crimes et les ratés

d’une politique d’abandon

Mais des traîtres à double façe

soutenaient l’indépendance

et voulaient effacer de l’espace

"tous ces roumis venus de France"

De Paris, le chef du pouvoir
qu’ils appelaient "maître de l’heure"

glossait sur "le vent de l’histoire"

les entraînant dans ses erreurs

Sous son ordre ses "hauts-placés"

soutenaient fort sa position

ses politiciens négociaient

la honte d’une injuste partition


Encore confiants on espéraient

que la population de France

pour nous soutenir voterait

un refus de l’indépendance

Le FLN hurla "Victoire"

poourtant battu sur le terrain

quand la France lui offrit la gloire

d’une Algérie sans lendemain

Ceux qui voulaient rester Français
prirent le chemin de l’exil,

laissant derrière eux leur passé

pour affronter d’autres périls

Sous son soleil, sous sa lune

sous son ciel d’azur d’Outre Mer

nous avons connu l’infortune

de devoir quitter notre terre


Notre belle France d’Algérie

nous ne pouvons pas t’oublier

condamnée par notre Patrie

tu vis dans nos coeurs d’exilés,

tu fais partie de notre histoire

et faisais partie de la France

et ta place dans nos mémoires

est amour bien plus que souffrance

La France tout autant notre terre
déjà dans le passé l’était

nos Pères ont honoré ses guerres

sans jamais les déserter

et pour que chacun s’en souvienne

nous entonnons notre refrain

notre belle chanson ancienne

"C’est nous les Africains"


Adieu ma ville, Alger-la-Blanche

Adieu printemps de nos jeunesses

Adieu nos douces maisons blanches

berçeaux de joie et de détresses

Adieu, vieux arbres centenaires

vignes, moissons, jardins fruitiers

plaines, montagnes, fleuves et rivières

mer, plages, paysages cotiers...

Et pour marquer le temps qui passe
quarante trois ans se sont inscrits

dans ma mémoire bien en place

le mot "liberté" est inscrit

Oui, tout s’apaise et vient mon soir,

je suis la perdrix de retour (1)

et c’est ici mon territoire

Oh ! belle France de mes amours


(1) J’avais 12 ans en 1945 et déjà ma grand-mère Agathe Gornès, épouse de feu Paul Laurent Guillaume PONS, me citait ce vieux proverbe français en regardant vers le Nord, c’est à dire vers la France : "la perdrix retourne toujours au nid" ; à cette époque, suite aux évènements de Sétif, elle pressentait qu’un jour nous devrions partir, pour rester Français ; décédée en 1959, elle n’a pas vu la fin de la guerre.